Quatrième de couverture :
Gabor Tsenyi aurait-il pu prévoir qu’il photographierait un jour l’une des personnalités les plus fascinantes et terrifiantes du XXe siècle ?
Fraîchement arrivé de sa Hongrie natale dans le Paris des années vingt, il fait de la ville sa muse, traquant ses ombres et ses protagonistes nocturnes. Sa curiosité pour les marges le conduit sans surprise au Caméléon, club d’initiés et de travestis où se croise le Tout-Paris, de la baronne Lily de Rossignol, mondaine et mécène à ses heures, au sarcastique écrivain américain Lionel Maine.
C’est en ce lieu mythique des Années folles qu’il rencontre Louisiane Villars. Ancienne prodige sportive devenue danseuse, Lou est désormais l’amante scandaleuse de la meneuse de revue. Mais alors que l’exubérance de l’époque commence à pâlir sous la montée des extrêmes, un désir d’amour et de reconnaissance entraîne la jeune femme au physique d’homme dans une voie bien plus dangereuse encore.
En réinventant les vies de Brassaï et des personnalités marquantes de l’époque, Francine Prose restitue de manière saisissante les bouleversements sociaux, les troubles politiques et les questionnements artistiques de ces années. Plus encore, elle interroge la difficulté de situer la vérité historique et de porter un jugement moral sur ses acteurs.
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Mon avis :
En introduction de Deux amantes au Caméléon, l’écrivaine Francine Prose nous raconte comment lui est venu l’idée de ce roman. Lors d’une exposition d’art, elle est tombée sur une œuvre du célèbre photographe Brassaï (pour être honnête, depuis que j’ai terminé mes études en fac d’art, j’avais oublié son travail, quoique son nom m’était bien resté en tête) : A Couple at Le Monocle, Paris. Voici la photographie en question :
En se renseignant, elle apprit que la personne à droite de la photo est Violette Morris, une grande athlète française restée dans les mémoires pour sa collaboration supposée avec les nazis. J’emploie l’adjectif « supposée » car le sujet est délicat et les certitudes sont maigres. Quoiqu’il en soit, à partir de ses recherches, Francine Prose a eu envie de raconter l’histoire de Morris, mais aussi celle de Paris dans les années 1930, et elle a tiré de tout cela une fiction historique intitulée Deux amantes aux Caméléon. Je mets par ailleurs l’accent sur la fiction car, dans ce roman, Violette Morris devient Lou Villars, Brassaï devient Gabor Tsenyi, l’écrivain Henry Miller devient Lionel Main… Ces personnages inspirés de réels individus côtoient d’autres qui viennent de l’imaginaire de Prose – cela donne un mélange réussi, ma foi.
L’histoire est simple : nous suivons, dans le Paris du début du XXe siècle, plusieurs personnes qui vont se côtoyer de près ou de loin, parfois se lier. L’accent est porté sur Lou Villars, une jeune femme promise à un destin olympique mais dont la trajectoire va s’en retrouver déviée : on le sait dès les premières pages, elle deviendra l’une des pires tortionnaires de la Gestapo et, avant cela, elle sera celle qui aura indiqué à l’envahisseur allemand où s’arrête la ligne Maginot – une traitresse à la France. Plusieurs individus vont graviter autour de Lou, tentant de l’aider ou se servant d’elle pour atteindre leurs objectifs. Parmi eux, nous découvrons Gabor Tsenyi, un jeune photographe hongrois récemment débarqué dans la capitale française ; Lionel Maine tente de prouver son talent d’écrivain mais il doit, pour l’instant, se contenter de boulots payés au lance-pierre et de la pension que lui verse son ex-femme (pension venant seulement de la générosité de cette dernière car elle ne lui doit rien) ; Lily de Rossignol est une femme riche, mariée, qui profite de la vie et qui se fait, occasionnellement, mécène. En plus de nous dépeindre un Paris révolu, fait de soirées où le travestissement était une transgression aux yeux de la loi, Deux amantes au Caméléon nous offre également une galerie de portraits variés, où la passion et la déraison ne sont jamais bien loin.
Ce roman m’a surpris par sa forme. En effet, la narration se fait de plusieurs points de vue, mais aussi sur différents supports et en différentes périodes. Ainsi avons-nous la biographe Nathalie Dunois, qui retrace la vie de Lou Villars, quelques décennies après la Seconde Guerre mondiale. En ce qui concerne Gabor, ce sont des lettres qu’il envoie à ses parents restés en Hongrie ; le point de vue de Lionel Maine est présenté par des extraits de romans et celui de Lily de Rossignol par ses mémoires ; etc. Donc, oui, c’est surprenant. Pour autant, cela reste agréable à lire et a même créé chez moi une attente : par exemple, n’appréciant guère le personnage de Lionel, j’avais hâte de passer aux chapitres suivants mais, dans un même temps, je prenais plaisir à lire ceux consacrés à son point de vue car je cherchais alors à y trouver les autres protagonistes. Il me semble que la narration a été bien amenée, s’avérant prenante et permettant de nous partager intelligemment les opinions et les vécus des héros et héroïnes de Deux amantes au Caméléon.
Là où ça pêche, à mon sens, ce sont les parties biographiques de Lou Villars, écrites (attention, nous sommes là dans de la fiction) par Nathalie Dunois. Et en même temps, ce sont parmi les meilleurs du livre de Francine Prose, à mon sens. En effet, Dunois, personnage de fiction, s’interroge sur le travail des biographes alors qu’elle-même nous parle de Lou. C’est compliqué, elle n’a pas tous les documents, certains ayant disparu, et elle ne peut qu’imaginer des dialogues et des scènes qui n’ont pas été couchés sur papier au moment de leur déroulé. Alors Nathalie Dunois comble les manques, brode et fait alors, à mon grand dam, de Lou Villars une pauvre femme abusée ; pleine de rêves de gloire, de rêves d’amour et de reconnaissance, elle se retrouve manipulée – jusque dans ses amours-mêmes. Lou nous est montrée souvent crédule, parfois colérique, sans cesse en quête de revanche. Pour autant, Dunois ne met jamais un pied sur le chemin de la complaisance ; elle nuance parfois Villars et ses réactions, mais ne cautionne jamais ses actes. Certains de ces points me plaisent alors que j’en ai trouvé d’autres bien plus questionnables, ne comprenant pas les choix faits par la biographe fictionnelle. Autre surprise, et loin d’être bonne pour moi, c’est que j’ai lu dans plusieurs retours sur Deux amantes au Caméléon que Lou Villars est un personnage de fiction inspirée de Violette Morris, et c’est effectivement ce qu’indique Francine Prose dans l’introduction de son propre roman : Morris est Lou Villars dans le roman. Et si la fin de ce dernier vient remettre en question le travail de certain·es biographes, si cette fin interroge sur la véracité des choses quand elles ne sont pas décrites par les témoins eux-mêmes des événements (quoique même eux peuvent avoir des souvenirs tronqués, biaisés…), je constate que la séparation entre Villars et Morris n’a pas été faite, tout du moins pas suffisamment. Pour ma part, je connaissais déjà un peu la vie de la grande championne Violette Morris ; Deux amantes au Caméléon m’a fait douter de ma mémoire qui, après vérification, était pourtant bonne. Sans entrer dans les détails, disons simplement que Morris a été l’une des athlètes les plus importantes de sa génération, elle a fait briller la France dans plusieurs disciplines, était mariée à un homme (c’était pour l’image, elle était lesbienne), etc. Villars se retrouve à la rue alors qu’elle est encore toute jeune, ne se marie jamais, ses exploits sportifs sont seulement dans le domaine automobile… Donc, si vous voulez découvrir la vie de Violette Morris, je vous conseille l’émission Le cas Violette Morris sur France Culture et, si vous voulez découvrir celle du personnage de fiction Lou Villars, je vous invite évidemment à lire Deux amantes au Caméléon. D’ailleurs, revenons-en au roman.
Je vous l’ai dit, j’ai beaucoup apprécié la narration qui mélange à la fois les points de vue et les supports. J’ai notamment aimé suivre Lily de Rossignol ; femme riche, elle parcourt les nuits parisiennes parfois les plus étranges et nous offre une vision très dorée et propre de la ville et de l’époque. C’est bien sûr à mettre en parallèle avec le point de vue de Gabor qui se passionne pour le Paris nocturne, lui aussi, mais du côté « sale » : il parcourt les rues malfamées, croise des voleurs, des prostituées et, par le biais de son appareil photographique, découvre et nous fait découvrir la capitale sous un nouveau jour. Plus que la découverte de Lou Villars, la championne automobile devenue la traitresse à la solde des nazis, Deux amantes au Caméléon nous offre des regards sur la vie nocturne du Paris des années 1920-1930, sur l’art et sur le vécus de différentes classes sociales. Plus que de simples personnages que nous suivons , c’est également de savoir comment des figures relativement banales dans leurs milieux respectifs peuvent se retrouver à devenir des incarnations de la résistance ou se transformer en ennemi à abattre. Aussi, comme je le disais plus haut, le roman nous questionne sur la véracité des faits (qui les rapporte ? Quand ? …) et sur l’art d’écrire une biographie – un exercice difficile et quelque peu périlleux.
Finalement, si je ne peux nier les qualités de ce roman, force est de constater que, s’il n’y avait pas eu ce parallèle si fort (et pourtant si éloigné de la vérité) entre la réelle Violette Morris et la fictive Lou Villars, et si cette dernière avait eu un peu plus de force de caractère, Deux amantes au Caméléon aurait été parfait. A défaut de cela, le livre de Francine Prose reste un bon moment de lecture que j’ai, malgré ses quelques défauts, bien envie de vous recommander. Sachez juste garder une certaine distance entre la fiction et l’Histoire.
Bonne lecture à vous.
Deux amantes au Caméléon, Francine Prose • Titre VO : Lovers at the Chameleon Club, Paris, 1932 • Traduction : Dominique Letellier • Gallimard • 2015 (2014 VO) • 472 pages • 24,90€ • Genre : fiction historique, XXe siècle, art • ISBN : 9782070147052
Bien que l’historique ne soit pas ma tasse de thé, ton avis m’a littéralement passionné, alors pour le coup, je suis bien tentée !
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