Nouveau dimanche, nouvelles premières lignes que je vous partage. Cette fois, il s’agit d’un roman d’anticipation qui a énormément plu à la personne qui me le prête ; elle a souhaité partager avec moi son coup de cœur littéraire. Le roman en question est Vongozero de Yana Vagner.
Bon dimanche à vous 🙂
Le principe : chaque semaine, je prends un livre et je vous en cite les premières lignes du récit. Pensez à mettre le lien de votre RDV en commentaire de l’article ou, si vous avez une page ou une catégorie dédiée, n’hésitez pas à me le faire savoir ; cela facilitera l’actualisation.
N’oubliez pas de me citer, ça fait toujours plaisir ♡
Maman est morte le mardi 17 novembre. J’ai appris la nouvelle par une voisine. Quelle ironie : ni maman ni moi n’avons jamais été proches de cette femme acariâtre, toujours maussade, dont le visage ingrat semblait taillé dans la pierre. Nous avons vécu quinze ans sur le même palier et à une époque, pendant plusieurs années, je me dispensais même de la saluer. J’aimais à appuyer avec une joie maligne sur le bouton de l’ascenseur pour l’empêcher de monter dans la cabine ; elle, le pas lourd, soufflant comme un phoque, voyait les portes automatiques se refermer sous son nez et je me souviens encore de l’indignation ridicule qui lui déformait la face. Durant ces quelques années (j’avais alors quatorze ans, peut-être quinze), elle nous offrait la même grimace toutes les fois, nombreuses, où elle sonnait à notre porte – maman ne lui a jamais proposé d’entrer – pour nous exposer ses griefs : nos bottes avaient laissé des traces de neige fondue dans le hall, un individu avait sonné par erreur chez elle à plus de dix heures du soir… « Qu’est-ce qu’elle veut encore, maman ? » criais-je quand je devinais à la voix de ma mère qu’elle n’arrivait pas à se débarrasser de cette femme. Car maman n’a jamais appris à se défendre et n’importe quel minuscule conflit dans une file d’attente, de ces incidents qui enflamment l’œil et les jours des protagonistes, suscitait chez elle maux de tête, tachycardie et crises de larmes. Lorsque j’ai eu dix-huit ans, les interventions hebdomadaires de la voisine ont soudain cessé – sans doute avait-elle senti que j’étais désormais en mesure de la recevoir comme il se devait, et préféré mettre un terme à ses incursions offusquées ; quelques temps plus tard, j’ai recommencé à la saluer, éprouvant chaque fois un vague sentiment de triomphe, mais ensuite, très vite, j’ai quitté la maison (il est bien possible que la guerre ait repris après mon départ, mais maman ne m’en a jamais rien soufflé) et l’image de cette femme aussi revêche qu’inamicale, affublée d’un prénom qui ne lui convenait pas du tout – Lioubov, « amour » –, s’st rabougrie dans ma mémoire et a rejoint mes autres souvenirs d’enfance.
Vongozero, Yana Vagner, 2011.