Premières lignes #421

Salutations, cher·es lecturovores !
Suis-je encore en train de lire un roman de Fred Vargas ? Oui et c’est donc les premières lignes de Dans les bois éternels que j’ai choisi de partager avec vous aujourd’hui. Nous ne plongeons pas tout de suite dans une enquête ; ici, c’est la rencontre de deux hommes, nouveaux voisins. Bien évidemment, on retrouve dans cet échange le commissaire Adamsberg, héros le plus connu de l’autrice.
Bon dimanche à vous.

Le principe : chaque semaine, je prends un livre et je vous en cite les premières lignes du récit. Pensez à mettre le lien de votre RDV en commentaire de l’article ou, si vous avez une page ou une catégorie dédiée, n’hésitez pas à me le faire savoir ; cela facilitera l’actualisation.
N’oubliez pas de me citer, ça fait toujours plaisir ♡

 

I

En coinçant le rideau de sa fenêtre avec une pince à linge, Lucio pouvait observer le nouveau voisin mieux à son aise. C’était un petit gars brun qui montait un mur de parpaings sans fil à plomb, et torse nu sous un vent frais de mars. Après une heure de guet, Lucio secoua rapidement la tête, comme un lézard met fin à sa sieste immobile, détachant de ses lèvres sa cigarettes éteinte.
– Celui-là, dit-il en posant finalement son diagnostique, pas de plomb dans la tête, pas de plomb dans les mains. Il va sur son âne en suivant sa boussole. Comme ça l’arrange.
– Eh bien laisse-le, dit sa fille, sans conviction.
– Je sais ce que j’ai à faire, Maria.
– C’est surtout que tu aimes tracasser le monde avec tes histoires.
Le père fit claquer sa langue contre son palais.
– Tu parlerais autrement si t’avais des insomnies. L’autre nuit, je l’ai vue comme je te vois.
– Oui, tu me l’as dit.
– Elle a passé devant les fenêtres de l’étage, lente comme le spectre.
– Oui, répéta Maria, indifférente.
Le vieillard s’était redressé, appuyé sur sa canne.
– On aurait dit qu’elle attendait l’arrivée du nouveau, qu’elle se préparait pour sa proie. Pour lui, ajouta-t-il avec un coup de menton vers la fenêtre.
– Lui, dit Maria, il va t’écouter d’une oreille et tout vider de l’autre.
– Ce qu’il en fera, ça le regarde. Donne-moi une cigarette, je vais me mettre en route.
Maria posa directement la cigarette sur les lèvres de son père et l’alluma.
– Maria, sacré Dieu, ôte de le filtre.
Maria obéit et aida son père à enfiler son manteau. Puis elle glissa dans sa poche une petite radio, d’où sortait en grésillant des paroles inaudibles. Le vieux ne s’en séparait jamais.
– Ne soit pas brutal avec le voisin, dit-elle en ajustant l’écharpe.
– Le voisin, il en a vu d’autres, crois-moi.

– Adamsberg avait travaillé sans souci sous la surveillance du vieux d’en face, se demandant quand il viendrait le tester en chair et en os. Il le regarda traverser le petit jardin d’un pas balancé, haut et digne, beau visage crevé de rides, cheveux blancs intacts. Adamsberg allait lui tendre la main quand il s’aperçut que l’homme n’avait d’avant-bras droit. Il leva sa truelle en signe de bienvenue, et posa sur lui un regard calme et vide.
– Je peux vous prêter mon fil à plomb, dit le vieux civilement.
– Je me débrouille, répondit Adamsberg en calant un nouveau parpaing. Chez nous, on a toujours monté les murs à vue, et ils sont encore debout. Penchés, mais debout.
– Vous êtes maçon ?
– Je suis flic. Commissaire de police.
Le vieil homme cala sa canne contre le nouveau mur et boutonna son gilet jusqu’au menton, le temps d’absorber l’information.
– Vous cherchez de la drogue ? Des choses comme cela ?
– Des cadavres. Je suis dans la Criminelle.
– Bien, dit le vieux après un léger choc. Moi, j’étais dans le parquet.
Il adressa un clin d’œil à Adamsberg.
– Pas le Parquet des juges, hein, le parquet en bois. Je vendrais des parquets.
Un amuseur, dans son temps, songea Adamsberg en adressant un sourire de compréhension à son nouveau voisin, qui semblait apte à se distraire d’un rien sans le secours des autres. Un joueur, un rieur, mais des yeux noirs qui vous détaillaient à cru.
– Chêne, hêtre, sapin. En cas de besoin, vous savez où vous adresser. Il n’y a que des tomettes dans votre maison.
– Oui.
– C’est moins chaud que le parquet. Je m’appelle Velasco, Lucio Velasco Paz. Entreprise Velasco Paz & fille.
Lucio Velasco souriait largement, sans quitter le visage d’Adamsberg qu’il inspectait bout par bout. Ce vieux-là tournait autour du pot, ce vieux-là avait quelque chose à lui dire.
– Maria a repris l’entreprise. Tête sur les épaules, n’allez pas lui raconter des sornettes, elle n’aime pas cela.
– Quelles sortes de sornettes ?
– Des sornettes sur les revenants, par exemple, dit l’homme en plissant ses yeux noirs.
– Il n’y a pas de risque, je ne connais pas de sornettes sur les revenants.
– On dit ça, et puis un jour, on en connaît une.

Dans les bois éternels, Fred Vargas, 2006.

Dans les bois éternels

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